Pesticides / Néonicotinoïdes
Lorenzo Furlan : « L’assurance récolte » comme alternative aux néonicotinoïdes
L'agronome Lorenzo Furlan explique comment la création d’une assurance collaborative face aux aléas économiques liés aux mauvaises récoltes permettrait de réduire drastiquement l'usage des pesticides. Couplé à des pratiques agricoles spécifiques, cet outil est une alternative au retour des néonicotinoïdes réclamé par les betteraviers.
Lorenzo Furlan, directeur du département de recherche agricole de Veneto Agricoltura, est à l’origine d’un projet révolutionnaire en Italie : l’« assurance récolte ». Ce fonds commun auquel contribue chaque agriculteur permet de compenser les éventuelles pertes de rendement causées par la réduction des pesticides – sachant que la probabilité que ces pertes se produisent est en réalité faible. Mais convaincre les agriculteurs de réduire les traitements, en suivant les principes de la lutte intégrée des culturesIl s’agit de l’application rationnelle d’une combinaison de mesures (biologiques, biotechnologiques, chimiques, physiques, culturales ou intéressant la sélection des végétaux) dans laquelle l’emploi de produits chimiques phytopharmaceutiques est limité au strict nécessaire et autorisé seulement en tout dernier recours pour maintenir la présence des organismes nuisibles en dessous du seuil à partir duquel apparaissent des dommages ou une perte économiquement inacceptable.Décret n°94-359 du 5 mai 1994 relatif au contrôle des produits phytopharmaceutiques, un ensemble de pratiques culturales prôné par l’Union européenne, est une tâche complexe.
Il y a six ans, avec l’appui de l’association Agrifondo Mutualistico, Lorenzo Furlan a cependant mis en œuvre ce concept auprès de producteurs de maïs dans le nord-est de l’Italie. La contribution au fonds étant jusqu’à 10 fois moins onéreuse pour un agriculteur que le coût d’achat des pesticides, ce système s’avère plus avantageux que l’utilisation massive de produits. Lancé en 2014, le fonds couvre aujourd’hui 40 à 50 000 hectares en Vénétie et Frioul-Vénétie Julienne.
Selon Lorenzo Furlan, ce concept novateur pourrait trouver sa place en France, notamment auprès des betteraviers français, confrontés à une prolifération de pucerons vecteurs du virus de la jaunisse et qui réclament une dérogation au gouvernement pour utiliser à nouveau des néonicotinoïdes, pesticides interdits dans le pays depuis 2018 à cause de leur toxicité pour les pollinisateurs et la biodiversité en général.
L’agronome Lorenzo Furlan a développé un modèle d’assurance récolte qui permet de sécuriser la baisse de l’utilisation des pesticides. Testé en Italie auprès des producteurs de maïs, ce modèle révolutionnaire lui parait adapté à la situation des betteraviers français. ©L. Furlan
Les betteraviers français sont confrontés au virus de la jaunisse transmise par un puceron et réclament une dérogation pour utiliser des néonicotinoïdes en enrobage de semences. Qu’en pensez-vous?
Lorenzo Furlan : Pour gérer les organismes nuisibles, il faut mettre en place différentes stratégies afin de réduire le besoin en traitements insecticides de synthèse, auxquels on doit procéder seulement en tout dernier recours. C’est une obligation légale au sein de l’Union européenne, en vertu des principes de la lutte intégrée contre les parasites Directive N° 2009/128/CE du Parlement européen et du Conseil du 21 octobre 2009.
Le premier principe à appliquer est la prévention. Il existe des mesures à prendre en amont du problème, comme par exemple le choix de variétés tolérantes ou résistantes, pour réduire le risque de prolifération des organismes nuisibles. En outre, les pucerons ont de nombreux antagonistesDes ennemis naturels, comme les coccinelles, syrphes, chrysopes, mésanges bleues…. Il faut donc agir pour que les pucerons soient soumis à une pression beaucoup plus forte : les populations d’antagonistes peuvent être développées en créant des conditions qui leur soient favorables, avec l’utilisation d’infrastructures agro-écologiques dans les exploitations agricoles.
Ce travail est généralement fait pour rendre notre écosystème à la fois plus complexe et donc plus stable, pour augmenter la biodiversité. Les haies, par exemple, sont des réservoirs naturels pour les insectes prédateurs de pucerons. Il est aussi possible de semer des plantes annuelles adaptées en bordure des champs pour augmenter les populations d’auxiliaires… Avec une forte présence de ces antagonistes, on peut s’attendre à une réduction de la propagation du virus de la jaunisse.
Il est également nécessaire de diminuer les traitements aux pesticides dans les cultures, car certains d’entre eux réduisent considérablement les populations d’auxiliaires. Lorsque vous réduisez la biodiversité, vous augmentez la probabilité d’apparition de ravageurs.
Il s’agit donc d’un ensemble de mesures à mettre en œuvre : accroître la biodiversité, renforcer les infrastructures écologiques, réduire les traitements et éviter l’utilisation d’insecticides à large spectre, comme les néonicotinoïdes, qui peuvent nuire aux organismes utiles.
En tant qu’êtres humains, il est vrai que nous sommes paresseux et que nous cherchons la solution qui est – en apparence seulement – la plus simple et la plus immédiate, comme les pesticides. Mais aujourd’hui cette solution a beaucoup d’effets secondaires.
Ces principes de prévention sont-ils réellement mis en pratique ?
L. F. : Je le redis : la prévention doit être appliquée dans toutes les exploitations, car elle est obligatoire selon la directive européenne N° 128/2009/UE. Elle s’applique donc à tous les modèles, qu’ils soient biologiques ou conventionnels. Mais il est vrai que c’est l’agriculture biologique qui a mis en place la plupart de ces stratégies pour réduire le risque d’une infestation de nuisibles : infrastructures écologiques, pas d’utilisation d’insecticides qui réduisent les organismes utiles, rotations, augmentation de la biodiversité…
Quelle est l’étape suivante de la lutte intégrée contre les ravageurs, si une prolifération de pucerons survient malgré tout ?
L. F. : Le deuxième principe rend obligatoire le suivi des populations de pucerons, avant toute décision de traitement. Il faut observer les champs, réaliser des prévisions fondées scientifiquement, et établir un diagnostic précoce à l’aide de modèles de prévision intégrés. Depuis plusieurs années, on dispose de tels modèles, avec des outils permettant de surveiller les populations de pucerons, d’établir leur arrivée et leur pression, avec des seuils de dommages… Il suffit de les utiliser et de les adapter aux conditions locales.
L’évaluation des risques à long terme montre que la pression des maladies est très variable ; le risque est plus élevé après des hivers doux, comme en 2020, en particulier dans les zones où les populations de pucerons sont élevées. Dans la situation française, il n’est pas certain que les pucerons exercent une telle pression l’année suivante. Il n’est donc pas logique de traiter tous les champs de manière prophylactique.
L’usage préventif des néonicotinoïdes ne respecte donc pas les principes de la lutte intégrée contre les parasites?
L. F. : C’est non seulement une violation de ces principes, mais aussi de la législation qui l’impose. Un usage préventif ne serait pas proportionnel à la pression exercée par les parasites. Il aurait un impact environnemental inutile et augmenterait le risque de créer une résistance des pucerons à ce groupe d’insecticides. On sait que les pucerons appartiennent à un groupe d’insectes enclins à développer une résistance aux insecticides lorsque ces derniers sont largement utilisés.
Il faut donc surveiller, évaluer le risque, chaque année, dans chaque région, évaluer si les seuils ont été dépassés… Ensuite, l’on peut décider de traiter ou non certains champs.
Les producteurs de betteraves assurent qu’aucun traitement alternatif ne fonctionne…
L. F. : Si, après avoir suivi tous les principes précédents, il faut traiter un champ car les seuils de dommages sont atteints, il faut d’abord chercher une alternative non chimique. Si aucun produit alternatif durable n’est disponible, on peut alors utiliser un traitement insecticide pour réduire les populations de parasites, à condition de choisir l’insecticide posant le moins de risque pour l’environnement, les auxiliaires et la santé humaine. Les connaissances actuelles sur l’impact des néonicotinoïdes sur l’environnement rendent difficile le choix de ce groupe d’insecticides en première intention.
Des traitements de secours existent, ils permettent de traiter si, quand et où cela est réellement nécessaire. Deux produits principaux (spirotétramate et flonicamide) sont disponibles ; à la différence d’un insecticide systémiqueL’insecticide est véhiculé par la sève des plantes tout au long de sa croissance. , ils nécessitent beaucoup plus d’attention et de travail de préparation (évaluation du niveau des parasites, application rapide après l’évaluation des niveaux de population dépassant les seuils de dommages).
Les producteurs de betteraves et le gouvernement affirment qu’utiliser des néonicotinoïdes en enrobage de semences n’est pas risqué car les betteraves ne fleurissent pas. Qu’en pensez-vous?
L. F. : Dire qu’il n’y a pas de risque à utiliser des néonicotinoïdes sur les betteraves parce qu’elles ne fleurissent pas est un non-sens. Si les néonicotinoïdes sont appliqués dans le sol, sous forme de graines enrobées ou autrement, une grande partie des molécules resteront dans le sol, migreront dans l’eau, et de là elles contamineront des plantes à des kilomètres de distance. C’est là que réside le risque.
Le fonds mutualisé, ou « assurance récolte » que vous avez mis en place avec des producteurs de maïs italiens pourrait-il être une alternative pour les producteurs de betterave français ?
L. F. : Oui. Je pense que cette approche serait très utile face au virus de la jaunisse en France. Toutes les exploitations ne sont pas touchées, le problème n’a pas la même ampleur chaque année et dans chaque région, et la lutte intégrée est là pour y répondre. Les agriculteurs devraient être encouragés à suivre ces principes, avec l’aide d’un système de conseil indépendant. Si le risque est faible, ils n’ont pas besoin de traiter du tout. Et s’il y a des dommages à la fin, ils seront indemnisés par un fonds mutualisé, sur le modèle de celui que nous avons mis en place. Les agriculteurs seraient ainsi plus à l’aise avec les principes de la lutte intégrée contre les parasites.
Ce système est bénéfique pour tous : d’une part pour les agriculteurs, qui ont droit à un revenu suffisant, et de l’autre pour la communauté qui doit disposer d’une alimentation saine et sans résidus de pesticides, d’un environnement sain où les oiseaux, les insectes etc. sont protégés.
Comment fonctionne cette « assurance récolte » pour les agriculteurs italiens ?
L. F. : Cette assurance récolte est une contribution à un fonds mutualisé, afin d’indemniser les producteurs – de maïs, dans notre cas – à des stades précoces pour ceux qui auraient subi des pertes importantes à cause des parasites. Cette solution permet de mettre les agriculteurs à l’aise avec la mise en œuvre de la lutte intégrée contre les parasites et à se passer d’insecticides du sol. Cela a été rendu possible grâce aux efforts de l’association Agrifondo Mutualistico de Venétie et de Frioul-Vénétie Julienne, avec le Dr Filippo Codato.
La contribution de 3 à 5 euros par hectare est 7 à 10 fois moins que le coût d’un traitement. Nous avons réussi à assurer environ 40 000 hectares via ce fonds. Et les résultats ont été très encourageants, car les demandes d’indemnisation n’ont finalement concerné que 1 % des terres, le montant des compensations est resté inférieur au budget du fonds. Les résultats correspondaient parfaitement à l’évaluation des risques.
Selon une enquête que nous avons menée au bout de deux ans, 50 % des agriculteurs avaient changé quelque chose dans leur façon de faire, mais la quantité d’insecticides utilisée dans les champs avait diminué de 10 % – bien moins que ce que nous avions prévu dans notre évaluation. Cette faible réduction s’explique par le fait qu’une armée de conseillers techniques travaille contre nous en se rendant dans chaque ferme pour encourager l’utilisation de ces pesticides. Ils sont souvent les seuls conseils techniques que reçoit un agriculteur.
Mise en œuvre de la lutte intégrée selon la directive 2009/128/CE du parlement et du Conseil du 21 octobre 2009 et le règlement (CE) N° 1107/2009
La mise en œuvre des principes de lutte intégrée contre les ennemis des cultures est obligatoire (…) . Il convient que les États membres décrivent dans leurs plans d’action nationaux la manière dont ils assurent la mise en œuvre de ces principes en accordant la priorité, autant que possible, aux méthodes non chimiques de protection des plantes, de lutte contre les ennemis des cultures et de gestion des cultures.